Bible d'Albe

Je vous propose aujourd’hui un nouveau billet « Patrimoine et bibliothèques » autour d’un manuscrit particulier : la Bible d’Albe, une œuvre mariant les sources bibliques juives et chrétiennes, réalisée en Espagne entre 1422 et 1430, sous la supervision du Rabbin Moïse Arragel.

Il s’agit d’un manuscrit hors du commun : dans sa forme tout d’abord, puisqu’il dispose de plus de 500 folios et 330 enluminures, pour un poids total d’environ 28kg ; mais également parce qu’il est la première traduction de la Bible hébraïque en langue castillane. Cette bible est le fruit d’une commande de Don Luis de Guzman, grand maître de l’ordre de Calatrava – un ordre militaire fondé au 12e siècle en Espagne – et troisième personnage du royaume de Castille (où se situe la plus importante communauté des Juifs d’Espagne) au 15e siècle. C’est le rabbin Arragel qui est alors chargé d’établir cette traduction du texte hébraïque et qui doit donc entreprendre un travail de confrontation des sources chrétiennes et juives (interprétation rabbinique et gloses théologiques chrétiennes).

Dans un contexte de tensions entre les différentes communautés d’Espagne, l’objectif de cet ouvrage est alors d’établir une discussion entre Juifs et Chrétiens, afin de mener à la conversion et donc à la « réconciliation ».Ainsi, pendant huit ans, Moïse Arragel, lui-même supervisé par les autorités catholiques (franciscaines et dominicaines), travaille avec les scribes juifs et les enlumineurs chrétiens à la réalisation de ce chef d’œuvre. Le texte et les enluminures sont un véritable réservoir de références savantes et s’inspirent largement de la tradition rabbinique : le Targoum, le Midrash, le Talmud et même le Zohar, font ainsi partie des sources utilisées pour établir et construire le manuscrit. Moïse Arragel s’est également appuyé sur de nombreux commentaires, comme par exemple ceux de Maïmonide ou encore d’Ibn Ezra.Parallèlement, les gloses chrétiennes furent insérées dans le manuscrit. Pour autant, lorsqu’il y a conflit d’interprétation, Arragel, et donc le manuscrit, suit la doctrine et la tradition juives.

Ainsi, par exemple, dans la version proposée par Arragel, Abel est tué par Caïn d’une morsure au cou « tel un serpent », tout comme dans la description du Zohar (voir folio 29v, image n°3). La représentation de Caïn est également basée sur Midrash sur la Genèse (barbe et cheveux roux, symbole de la couleur du sang, de sa méchanceté, et par extension du péché). Achevé en 1430, le manuscrit fut toutefois saisi par l’Inquisition espagnole trois ans plus tard puis disparut. C’est seulement en 1622 qu’il fut restitué par l’inquisiteur général aux Ducs d’Albe, qui le conservèrent alors dans leur propriété située à Madrid, le palais de Liria, où il demeure encore aujourd’hui.

En 1992, la duchesse d’Albe autorisa l’édition de 500 exemplaires de la Bible d’Arragel en fac-similé, à l’occasion du cinquième centenaire de l’expulsion des Juifs d’Espagne.

Je vous propose maintenant de découvrir quelques miniatures et enluminures issues ce manuscrit :

– 1 : Folio 1v : Prologue du manuscrit, comprenant les échanges entre Don Luis de Guzman et Moïse Arragel. En haut à gauche, Don Luis est représenté à l’intérieur d’une cathédrale, il porte le symbole de l’ordre de Calatrava, une croix rouge. A droite, une seconde miniature représentant Moïse Arragel assis entre deux personnages : le père franciscain du monastère de Tolède et l’archidiacre de la cathédrale de Tolède. Tous deux faisaient partie de ses superviseurs lors de la réalisation du manuscrit et veillaient à l’insertion des gloses chrétiennes dans le texte.

– 2 : Folio 25v : Prologue, figure pleine page représentant la cérémonie de remise de la Bible d’Albe au grand maître de l’ordre de Calatrava.

– 3 : Folio 29v : Cycle de Caïn et Abel. En haut, l’offrande d’Abel à gauche et celle de Caïn à droite. En bas, Caïn tuant Abel.

– 4 : Folio 49r : le Songe de Joseph (Genèse 37 :3-9)

– 5 : Folio 57v : Les étendards des 12 tribus. En haut, Dan, cavalier portant un drapeau beige-rosé sur lequel figure un emblème en forme de dragon ailé. En bas, Gad, cavalier en armure portant un emblème de deux cavaliers en armes représentant ses ennemis (d’après le texte biblique).

– 6 et 7 : Folio 77r : Le chandelier à sept branches, représenté avec les flammes latérales inclinées vers l’intérieur et la flamme centrale. Moïse Arragel les interprète comme un symbole des planètes et du soleil. Cette représentation et interprétation sont issues de la tradition rabbinique.

– 8 : Folios 68v et 69r : La fuite des israélites : le parcours des hébreux à la sortie d’Egypte. En bas à gauche, Moïse et les fils d’Israël chantant un hymne à l’Eternel ; à droite Myriam avec les femmes, jouant du tambourin. Dans la partie droite de l’image : la Mer Rouge divisée en 12 passages (correspondants aux 12 tribus), comme développé dans le Targoum.

– 9 : Folio 183v : Gédéon (à droite) choisit les israélites qui se battront contre Madian (Juges 7 :15)

– 10 : Folio 224v : Joab tuant Amasa qui devait le remplacer à la tête des armées du roi David (2 Samuel 20 :10)

Source : Bibliothèque de l’IRHT

Pour aller plus loin : le magnifique travail de Sonia Fellous : « Histoire de la Bible de Moïse Arragel », ouvrage paru en 2001 chez Somogy éditions d’art. Merci à tous et bonne découverte !

Raphaëlle Barbier